Une visite impromptue

- Par l’Unique, quelle idée de construire un fortin ici !

La jeune magicienne se frayait un passage à travers la horde de reptiles aux longues dents. Ses nouvelles bottes étaient déjà toutes crottées. Sa cape suivait doucement le même chemin. « Prends l’escalier de roche au-dessus du bastion des Au-delà » qu’on lui avait dit. Ce n’était pas tant les vilains le problème, ils dormaient surement à cette heure matinale. Le nombre de marches n’avait rien d’effrayant. Non, cela aurait pu être facile, si seulement un Dieu s’était décidé à passer un bon coup de serpillère dans cette bourbe marécageuse !

Elle arriva enfin au pied de la grande forteresse. Lors de leur récente coopération, elle s’était rendue compte qu’elle ne connaissait que trop peu les membres de l’Alliance. Le moment était venu d’y remédier. Et puis, elle avait aussi quelques questions à poser à un certain rôdeur. Depuis plusieurs semaines, des souvenirs lui revenaient d’un lointain passé sous la forme de détails insignifiants. Peut-être pourrait-il l’aider à rassembler les morceaux du puzzle ?

Elle regarda les lourdes portes. L’hésitation la saisit. Aurait-elle du prévenir de sa visite ? Envoyer une missive ? A qui ? Elle n’avait jamais rendu visite à une autre faction. Elle n’avait aucune idée du protocole à suivre. Y en avait-il seulement un ? Elle aurait peut-être du se renseigner. Mais, maintenant qu’elle était là, elle n’allait tout de même pas repartir comme ça. Non, ce n’en serait que plus suspect. Elle prit une longue inspiration, tachant de retrouver une certaine sérénité. Son regard se posa à nouveau sur les épais battants. Lui ouvrirait-on si elle se présentait ainsi sans invitation ?

- Je suppose qu’il n’y a qu’une façon de le savoir.

Murmurant cela, elle souleva le heurtoir, puis toqua deux coups.

Alors que le lieutenant Sayanel devisait tranquillement en la taverne, il fut appeler au rempart sud par un messager du vigile en faction.

Arrivant au pas de course, il héla le dit vigile qui se découvrit le chef avec humilité, visiblement tourmenté.

- M'sieur Sabanel, v'là du nouveau aux portes, une dame toute encapuchonnée demande à entrer.

Sayanel digéra la digression habituelle avant de demander.

- Et cette dame, vous savez qui elle est... A quoi elle ressemble.

- Ben, M'sieur Sabanel, j'crois que c'est une dame habillée en enchanteresse, toute de bleue vêtue avec le même écusson que dame Yabobo qui est en la taverne...

- Hein...? A oui... Sayanel se gratta le sommet du crane. Et ... euh... il hésita, craignant le pis... Elle a décliné une identité cette dame...?

- Oui M'sieur Sabanel, elle dit s'appeler Salaha Luvia.

Sayanel ouvrit grand les yeux... Comment le vigile avait pu bien noter son nom...

- Vous en êtes certain...?

- Oui, M'sieur, elle a dit que si je me trompais dans la prononciation, elle me transformerait en un crapaud aussi laid que l'état de mes souliers... Du coup, j'ai recopié son nom sur un parchemin et je n'arrête pas de le réécrire... Il montra un parchemin tout griffonné sur plusieurs pages et bomba le torse... Faut dire que pour lui, c'était certainement une première.

Sayanel, visiblement amusé, lui intima alors l'ordre d'ouvrir les portes et s'en alla, toujours au pas de course, accueillir la nouvelle venue.

Un homme quelque peu étrange ouvrit finalement le judas. Il la dévisagea un temps avant de la sommer de décliner son identité.

- Salaha Luvia, magicienne aqueuse du Souffle.

Il fit la grimace. Peut-être n'avait-il pas bien compris ? Elle s'apprêtait à répéter quand il reprit.

- Sababa quoi ?

D'abord stupéfaite, elle sentit bien vite le rouge lui monter aux joues. Ce portier était vraiment des plus malpolis. Elle tâcha de se calmer et expliqua avec la plus grande diplomatie l'orthographe de son nom au simplet. Après de longues minutes d'apprentissage, ce dernier se décida à aller annoncer sa venue.


Elle attendait depuis bien dix minutes dans l'humidité marécageuse, quand la porte s'entrouvrit enfin. Derrière, la herse était déjà relevée. Dans l'ombre du battant de bois se dessinait une silhouette familière.

- Bonjour messire Sayanel. Voilà une vision rassurante, je craignais que votre vigile n'oublie ma présence en chemin.

Il se décala pour la laisser entrer, refermant la porte à sa suite. Se souvenant de quelques règles de courtoisie oubliées dans son attente, elle s’empressa d'ajouter.

- Veuillez pardonner cette visite impromptue. J'étais dans les parages et j'ai voulu saisir l'occasion de faire enfin connaissance avec les membres de l'Alliance. C'est que... si nous nous sommes croisés quelques fois, je connais si peu vos confrères et consœurs...

Alors que le rôdeur allait gentiment leur chercher des boissons, une voix s'éleva derrière la magicienne. Elle se retourna pour faire face à un nécromancien aéride. Bien que son visage ne lui semblait pas totalement inconnu, elle ne parvenait pas à mettre un nom dessus. Heureusement il se chargea des présentations. Elle se serait presque vexée de se voir nommer "madame" en d'autres circonstances, mais le lieu l'intimidait encore trop pour cela. Elle avait rarement vu fort aussi luxueux.

Sayanel revint bientôt avec les rafraichissements. L'aimable Kuchikucha les laissa un instant pour chercher ce qui semblait être son déjeuner. Quoique, à la vue du contenu de l'assiette, Salaha douta de la comestibilité de la chose.

Tous trois enfin attablés, une boisson en main, la discussion reprit.

- Merci du compliment messire Kuchikucha, et enchantée de faire votre connaissance. Si ces marais sont une plaie pour les souliers, c'est pourtant là que je passe le plus clair de mon temps en ce moment. Me trouvant à proximité de votre fort, je me suis dit que ce matin serait propice à une visite. Depuis le temps que j'entends parler de l'Alliance, pourquoi ne pas enfin rencontrer ses membres ?

Elle but une gorgée de son lait frais. Elle avait tout juste pris le temps d'avaler un café en partant de l'auberge. La boisson lui ferait du bien.

- D'autant que j'ai pu croiser quelques uns d'entre vous autour d'une certaine casemate il y a quelques jours de cela.

Tout en mangeant le nécromancien grommelait quelque message incompréhensible. Peut-être une langue connue de sa caste seule... ou un simple grognement. La magicienne attendit patiemment qu'il aie terminé son repas. A leurs côtés, le rôdeur n'était guère bavard, sans doute perdu en de lointaines pensées. Heureusement Kuchikucha eut rapidement fini son petit déjeuner. La discussion put reprendre avant qu'un silence gênant n'aie le temps de s'installer.

En un bref résumé, il ramena bien des images en l'esprit de Salaha. Les souvenirs étaient d'autant plus nombreux que l'événement était récent. Elle revit les combattants prendre place autour de la casemate, les épées heurtant le bois, les flèches fendant l'air, la magie fusant en tout sens... Elle se souvint du bruit assourdissant du trébuchet, des rochers s'écrasant sur leur cible en un fracas étourdissant. Puis elle pensa à l'affrontement de la dernière heure, court mais sanglant. Elle n'avait guère trouvé cela amusant, plutôt attristant. Elle tâcha de ne pas trahir son étonnement en son regard. Elle savait que certains soldats prenaient plaisir au combat. Dans le fond, cela pouvait se comprendre. La montée d'adrénaline, le goût du défi... oui, on pouvait surement aimer cela. Ou peut-être était-ce là ce qu'on appelait la fougue de la jeunesse ?

Elle ne s'en était d'abord pas aperçue, mais c'était maintenant évident. Le nécromancien devait tout juste avoir atteint l'âge adulte. Son engouement pour l'action en devenait presque touchant. Son plaisir à conter cette soirée transpirait à chacun de ses gestes. Son sourire se refléta bientôt sur les lèvres de Salaha. Quand il en vint à lui demander conseil, elle se retint de rire.

- Messire, je ne suis guère plus expérimentée que vous. J'arpente ces terres depuis une année seulement... Je ne suis certainement pas la mieux placée pour donner des conseils, d'autant que vous ne devez point manquer d'hommes et femmes aguerris en ces murs. Toutefois je pense pouvoir affirmer sans risque qu'il faudra plus d'une arme de siège pour venir à bout des murs de cette forteresse.

A peine avait-elle répondu qu'il lui proposa d'emprunter ses souliers un temps. Quelle drôle d'idée ? Cet homme était décidément plein de surprises. Elle regarda ses bottes toutes crottées et se résolut à les enlever. Quelque peu honteuse de leur état, elle les tendit au nécromancien.

- Veuillez pardonner la boue... Ce marais est une vraie calamité.

Le regard empli d'excuse, elle les lui confia.

Le nécromancien la laissa avec le somnolent rôdeur. Décidément, Sayanel n’avait pas l’air en forme. Elle se demanda un instant s’il ne couvait pas une quelconque maladie. Ces marais n’avaient rien d’hygiéniques. Y vivre au quotidien devait présenter certains dangers infectieux. S’apercevant qu’elle le dévisageait, il alla chercher de quoi remplir leurs verres. La magicienne rougit de sa propre impolitesse. Elle n’en manquait pas une en ce moment. Il rapporta une cruche pleine de lait.

Un silence gêné s’était installé quand Kuchikucha revint à son tour, une paire de chaussons dans les mains. Salaha le regarda s’approcher, perplexe. Ses yeux s’écarquillèrent un peu plus alors qu’il justifiait l’absence de ses bottes. Médusée, sous le choc de cette annonce pour le moins inattendue, elle ne trouvait mot à dire. Peut-être n’aurait-elle pas du se montrer si confiante avec ce jeune homme ? Après tout, elle ne le connaissait pas deux heures plus tôt. Au moins semblait-il désolé de la situation.

Elle finit par se résoudre à prendre les chaussons qu’il lui tendait. Des pantoufles roses avec un petit lapin brodé dessus. Elle se demanda à qui ils pouvaient bien appartenir. Les avait-il fait apparaitre par magie ? Ou était-ce les siens ? Leur pointure, trop grande pour elle, la laissa dubitative à ce sujet.

- Je ne suis pas spécialement pressée. J’imagine que cela laisse un peu de temps pour trouver une solution.

Elle enfila les chaussons roses en soupirant, puis vida son verre d’une traite.

- Je ne voudrais pas paraître impolie, toutefois n’auriez-vous pas quelque chose de plus fort que du lait ? Malgré l’heure matinale, un petit remontant me ferait du bien je crois.

La pendule sonnait tout juste dix heures.

Alors que Kuchikucha tendait les chaussons à Salaha Luvia, le rôdeur, en méditation pour retrouver son karma, s'en trouva expulsé par la voix tonitruante de leur chef de faction.
Il regarda partout mais ne trouva point son chef à côté de lui, pourtant il avait bien entendu distinctement le cri.
Cela ne pouvait donc être qu'une fureur qui, en télépathique résonance, avait insufflé l'effroi dans tous les coeurs.

Il se rappelait et se rappellera toute sa vie durant les quelques mots dont été chargée toute la colère de leur chef.

" Où sont mes chaussons ! "

Il regarda alors distinctement ce que Salaha portait à ses pieds puis Kuchi... Non, il n'aurait pas osé...?

Il interpella alors son ami.

- Kuchi, tu sais bien qu'après tes dernières expériences sur les pantoufles des membres de l'Alliance, tu n'avais pas le droit de toucher à la dernière paire, celle de notre vénéré Jean.
Déjà que nous sommes obligés, après tes balbutiements d'arcanes, de nous promener avec des chaussons où de petits oursons qui tirent la langue ont remplacé le fier écusson de notre faction, tu vas pas me dire que tu as essayé un nouveau sortilège en empruntant celles de...

Il ne pouvait aller au bout de sa phrase, la réalité en était par trop terrible pour être envisageable...

Le cri de Jean l'avait tétanisé. Seulement, il fit comprendre à sayanel que ce n'était pas lui qui avait pris les chaussons de Jean, bien que les pantoufles que portait pour le moment Salaha lui siéraient à merveille, assurément.
Il fit mine de réfléchir quelques instant puis retourna vers ses affaires. C'est alors qu'il revint avec des souliers parfaitement propres, sans la moindre trace de boue, si bien qu'on les croiraient neufs.

"Oh, non Messire Sayanel, je n'aurais pas osé avec les chausses de votre hôte! Seulement je sais bien que mes expériences ont échouées avec votre équipement, mais n'êtes vous pas heureux à présent avec ces maginfiques chaus-oursons, ce vest-ours-on qui vous tient chaud ?" Un éclat de rire lui échappa,que seule salaha semblait partager, avant que l'incrédulité ne reprenne le dessus, ne cessant de passer alternativement des souliers aux chaussons.

"Voilà vos souliers mademoiselle,cria t il afin d'être sur que Sayanel l'entende bien, excusez ma petite plaisanterie, j'espère qu'elle n'aura pas duré trop longtemps. J'ai cru que Sayanel allait tourner court en pensant que je vous avais fait le coup à vous aussi. Je ne me pensais pas si bon acteur et craignait que mon regard ne me trahisse!". Faisant mine de passer derrière la magicienne pour attraper quelquechose, lorsqu'il fut à quelques centimètres de son oreille il lui dit tout de même :
"Ce sont bien vos souliers ne vous en faites pas... Mais je dois vous avouer avoir tout de même tenter quelque sort d'arcane. Pas d'inquiétude, il fonctionne à présent, regardez mes chausses, impeccables! Vous n'aurez plus à craindre de les salir en traversant le marais, mais je n'ose le tenter sur votre cape".

Lorsqu'il y eu ramassé un quelconque objet part terre, il ne put retenir un éclat de rire lorsqu'il fit face à Sayanel et sa mine à la fois agacée et amusée.Décidement ce nécromant ne pouvait s'empêcher de rire aujourd"hui, cette visite semblait lui faire le plus grand bien

A peine avait-elle enfilé les chaussons qu'un cri furibond la fit sursauter. Finalement, le remontant ne serait plus nécessaire. Elle venait de passer du dépit à la crainte en une fraction de seconde. Plus encore que le ton, les quelques mots qui résonnaient en son esprit la terrifiaient. Quelqu'un cherchait ses chaussons, et ce quelqu'un était visiblement furieux. Elle regarda à ses pieds les pantoufles roses. Se pourrait-il ?

Les paroles du rôdeur n'eurent rien de rassurant. Venait-elle de commettre l'irréparable ? De provoquer, malgré elle, le courroux du Maître des lieux ? L'espace d'un instant, la fuite lui apparut comme la meilleure solution. Pourtant, avec de tels souliers, elle n'irait guère loin. Ils n'étaient pas adaptés à la course en extérieur, encore moins dans un marécage boueux. Elle revint vite à la raison. Il fallait se ressaisir. Après tout, qu'avait-elle fait de mal ? Elle avait juste confié ses souliers au seigneur Kuchikucha. Son regard passait du rôdeur au nécromancien au rythme de son inquiétude grandissante. Cette histoire de sortilège transformant les bottes en pantoufles était des plus troublante. Il se tramait en ces murs des choses décidément bien étranges. Le marais avait-il une quelconque influence sur ses habitants ?

Finalement, le cordonnier en herbe les quitta à nouveau pour revenir avec une paire de bottes d'esbroufe que la magicienne ne manqua pas de reconnaître. Elle n'y comprenait plus rien. Cette histoire de chaus-oursons devenait bien plus amusante maintenant qu'elle voyait ses propres souliers sous leur forme initiale. Mais... à qui appartenait alors les chaussons qu'elle portait ?

Elle attrapa ses souliers comme le nécromancien les lui tendait. La plaisanterie était surement des plus drôles. Toutefois, en tant que dinde de la farce, rendue à moitié sourde par le volume sonore qu'avait soudain adopté le plaisantin, elle mit un temps avant de retrouver son sens de l'humour. Elle ôta les chaussons, et remit prestement ses bottes avant qu'elles ne disparaissent à nouveau. Il fallait bien reconnaître qu'elles étaient plus impeccables que jamais.

Les explications vinrent avant qu'elle n'eut le temps de les demander. Elle en demeura incrédule surprise par ces arcanes qui lui étaient parfaitement inconnues. Magie noire sans doute. Une magie qui l'arrangeait toutefois ! Elle aurait aimé voir se même sort appliqué à sa cape. Mais le rêve s'envola comme il était venu. Il faudrait se contenter d'un miracle sans doute. Si déjà il s'avérait efficace pour ses chaussures, ce serait un confort non négligeable.

Elle souriait pleinement maintenant, se retenant même d'éclater de rire. Quelle tête avait-elle du tiré ! Quelle mine affreuse avait-elle du avoir à se morfondre ainsi pour des souliers ! Elle reporta son regard sur le nécromancien qui riait à gorge déployée.

- Par l'Unique, voilà bien un dénouement auquel je ne m'attendais pas. Messire, vous êtes réellement surprenant ! Agréablement surprenant !

Admirant ses bottes étincelantes, elle reprit.

- Mille merci ! Vous m'enlevez une belle épine du pied. Si vous saviez le nombre d'heures que je passe... que dis-je, que je passais à les nettoyer !

Son sourire se fit malice.

- Si j'avais su, je serais venue plus tôt.

A son tour, elle sombra en ce rire contagieux, simplement ravie de se trouver à cette place et en cet instant.

Sayanel appréciait tous les effets à l'effigie de son plantigrade totémique mais il fallait que ces derniers proviennent d'arcanes car il aurait passé par le fer tout être faisant le moindre bobo à ces si sympathiques ursidés.

Il était en effet fier de se promener avec son bonnet-ourson 100% non bobo ours, issu de la fabrique des incantations Kuchikucha.

Regardant tout à coup l'heure à sa montre (souvenir passé d'un monde en sa mémoire trépassé), il se dit qu'il était temps de songer au repas du soir et que des crêpes seraient fort à propos.

- Damoiselle Salaha et damoiseau Kuchikucha, quelques crêpes fumantes accompagnées de bolées de cidre, vous siéraient-elles...?

De la nécromancie, en son monde où cela n'est qu'imagination, il avait entendu ouïe dire que bien de funestes et malicieuses marques se greffaient au corps des sorciers la pratiquant telle la sinistre putréfactose.

Toutefois, Kuchikucha semblait une énigme à la chose. Peut-être son côté "je suis tombé dedans étant petit mais je suis amoureux des petits oiseaux" le protégeait de toutes ces malédictions.

Quoi qu'il en fut, la table dressée, l'innocente rose en sa vierge robe déposée, il ne manquait plus que les plats et c'est aux fourneaux, vêtu de son tablioursier que Sayanel très bientôt s'activa.

Un peu de beurre de globrisson au fond de la poêle, de la farine, deux trois oeufs de raptocorne et du lait de cactus orange en un saladier mélangés et voilà, sous un feu puissant, les crêpes qui s'amoncellent.

Quelques minutes plus tard, d'une déserte à la guipure finement ursidée, les plats sont posés, le cidre versé...

- Le repas est servi, jeunes gens.

Le rôdeur releva sa manche pour laisser apparaître un objet pour le moins étrange en ce paysage. Pourtant, aux yeux de la magicienne, il n’était que trop familier. Une scène lui revint, elle présentait un rapport à un homme en costume qui semblait pressé. Il répétait ce geste à n’en plus finir. Un instant troublée, elle entendit à peine l’invitation à dîner. Ce fut l’exclamation joyeuse du nécromancien qui la sortit de ses pensées.

"… qui donnerai à cette table un aspect plus agréable?"

Elle regarda aussitôt la grande horloge dans le fond de la pièce. Elle aurait juré que les aiguilles indiquaient dix heures quelques minutes plus tôt. Mais voilà qu’il était déjà l’heure du dîner. La journée avait passé sans qu’elle s’en aperçoive. Encore une bizarrerie de cette place sans doute. Sayanel s’était éloigné. Elle l’aperçut un saladier en main, mélangeant produits divers et variés. Quand elle se tourna à nouveau vers la table, Kuchikucha tenait en ses mains une rose fanée à laquelle il s’empressa de redonner toute sa beauté passée.

Loin de la noirceur traditionnelle de son art, ce seigneur semblait connaître nombreux tours de passe-passe. Par réflexe, Salaha regarda sous la table. Rien dans les manches, rien autour… c’était vraiment de la magie. Un prodige bien de ce monde-ci, et non une vulgaire illusion comme celles qu’elle admirait tant en son enfance. Mais voilà que l’auteur de cette féérie lui tendait galamment la fleur couleur de neige. Elle l’accepta en toute amitié.

Vint alors la question redoutée. Comment allait-elle bien pouvoir justifier son manque de culture en matière de magie ? Pouvait-elle avouer qu’un an plus tôt elle ne possédait pas le moindre talent ? Pis encore, elle croyait tout cela inexistant. Des contes de fées pour enfants, voilà ce qu’était la magie à ses yeux… jusqu’au "basculement". Elle n’avait trouvé de terme plus approprié pour désigner ce jour qui avait changé sa vie à jamais. Certes, elle avait été bénie depuis. Par la grâce de Posicillon, elle était magicienne en ces terres. Elle avait appris à maîtriser son don pour les soins, et même à user de sortilèges pour repousser de bien atroces créatures. Mais, là se résumait tout son savoir en matière d’enchantements.
Elle cherchait encore une réponse valable, quand le rôdeur revint vers eux un plat en mains. Sur la porcelaine blanche, une bonne trentaine de crêpes étaient empilées. Elle saisit l’occasion.

- Et bien, messire Sayanel, vous avez prévu là de quoi nourrir un régiment.

Alors qu’il versait le cidre, elle regarda le nécromancien d’un air désolé.

- Messire Kuchikucha, je crains de ne pas posséder votre talent pour égayer le quotidien. Ma magie s’est toujours cantonnée à l’utile, particulièrement au soin. Il n’y a pas le moindre enchantement que je saurai vous enseigner.